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La traduction automatique est morte [CARTE BLANCHE]

La traduction automatique est morte [CARTE BLANCHE]

Et si la traduction automatique était interdite ?

19 mars 2022. C’est l’effervescence à l’Hôtel Léopold pour la 67e assemblée générale de la Chambre belge des Traducteurs et Interprètes. Le Roi et le Premier ministre discutent du dernier plan de survol de Bruxelles en attendant de saluer Alexis Tsipras, fraîchement élu Président de la Commission européenne par ses pairs. D’ordinaire plutôt décontractés, les membres de la CBTI se sont mis sur leur trente-et-un dans l’espoir d’être filmés par une des nombreuses caméras venues du monde entier.

La tension est palpable. Enfin, la jeune présidente de la CBTI monte sur l’estrade, accompagnée du président de la FIT, pour ouvrir la séance sous les acclamations d’une foule en délire. « Chers collègues, c’est fait ! We got them! Comme vous l’aurez sans doute déjà appris, la dernière cour s’est prononcée. Toutes les instances juridiques nationales, de l’UE, de l’ONU, même les tribunaux d’arbitrage du CETA et du TTIP l’ont confirmé : la traduction automatique est illégale ! La traduction automatique est morte, vive la Traduction ! » C’est du délire dans la salle, certains pleurent, d’autres s’embrassent, tandis que les représentants politiques applaudissent timidement, conscients de ne pas être parvenus à satisfaire les exigences des multinationales. Dans les heures qui suivent, Facebook et Twitter, déjà mis à mal par leur condamnation récente pour soutien matériel à des organisations terroristes, annoncent un plan de restructuration, tandis que l’action de Google s’effondre…

Et si cette fiction n’en était pas une ?

Dès qu’on parle de l’avenir de la profession, les traducteurs expriment en choeur leurs craintes de voir une hypothétique « traduction automatique parfaite » les supplanter et les priver de leur métier, voire de leur passion. Même s’il semble hautement improbable qu’une machine puisse un jour établir avec certitude si un « pauvre riche » est un pauvre possédant une certaine richesse ou un riche en réalité pauvre, les évolutions rapides de ces dernières années et l’annonce de l’arrivée de « l’intelligence artificielle » ont de quoi inquiéter tout un secteur.

Tous, nous posons sans cesse ce même constat, avant de conclure, un peu fatalistes, qu’on ne peut empêcher le progrès et que nous nous adapterons, tout en affirmant sans trop de convictions que jamais la machine ne nous remplacera entièrement.

Le plus simple serait évidemment de faire interdire la traduction automatique. Mais comme vous vous en doutez, c’est totalement impossible, et cela relève de la fiction, à l’instar d’ailleurs de l’élection d’Alexis Tsipras à la tête de la Commission européenne. Bien, sujet clos.

Euh, minute papillon ! Êtes-vous certain qu’une interdiction de la traduction automatique n’est qu’une vulgaire chimère ? Et si… et si ce doux rêve devenait réalité ? Si je vous disais qu’il existe peut-être une chance, certes infime, de stopper sa marche en avant ?

Et si la solution était là, sous nos yeux, depuis le début ?

Le raisonnement est assez simple. Sur quoi se basent les machines pour générer leurs traductions ultrarapides ? Sur de gigantesques corpus constitués entre autres de textes pêchés sur internet ou à gauche et à droite. De leur côté, d’autres entreprises ou institutions cherchent à fabriquer d’énormes mémoires, qui finiront bien aussi un jour ou l’autre par être utilisées à des fins de traduction entièrement automatisée. Et alors, me direz-vous ?

Pour comprendre où réside l’intérêt de ce mode de fonctionnement en vue d’une éventuelle interdiction, nous devons remonter le temps pour nous rendre à Nairobi, en 1976, et nous replonger dans la « Recommandation sur la protection juridique des traducteurs et des traductions et sur les moyens pratiques d’améliorer la condition des traducteurs » adoptée par la Conférence générale de l’Organisation des Nations Unies (UNESCO). Dans ce texte extrêmement important pour notre profession, on peut lire à l’article 3 que « Les États membres devraient faire bénéficier les traducteurs, eu égard à leurs traductions, de la protection qu’ils accordent aux auteurs conformément aux dispositions des Conventions internationales sur le droit d’auteur auxquelles ils sont parties ou de celles de leur législation nationale ou des unes et des autres et ce sans préjudice des droits des auteurs des oeuvres préexistantes. » Ce qui, en d’autres termes, signifie que le traducteur détient des droits d’auteur sur son travail.

De même, en 2014, le bureau Bird & Bird publiait les conclusions de son étude intitulée « Traduction et droit intellectuel », commandée par l’Union européenne en personne. Elles sont sans appel : la plupart des traductions sont soumises aux droits d’auteur. Ils précisent même que « L’usage, dans le cadre d’un outil de traduction, de segments d’oeuvres protégées, peut conduire à une atteinte aux droits moraux de l’auteur. » Comme on le voit, cette protection peut aller très loin…

Revenons-en à notre traduction automatique et aux immenses corpus constitués pour l’alimenter. Les textes qui s’y retrouvent, qu’ils soient « sources » ou « cibles », sont donc pour la plupart soumis à des droits de propriété intellectuelle et ne peuvent être utilisés sans l’accord de leur auteur (traducteur). La question est par conséquent : les sociétés qui exploitent ces corpus ont-elles obtenu l’autorisation de tous les auteurs (traducteurs) de tous les textes qui s’y trouvent ? La réponse est bien entendu : non. Elles violent donc tout simplement un principe essentiel de l’économie, de la création et de l’innovation : les droits d’auteur.

Certains répondront sans doute que la plupart d’entre nous signent des contrats dans lesquels ils acceptent de céder leurs droits. Bien sûr. Mais on pourrait rétorquer qu’ils le font sous la pression du marché, et donc pas vraiment de leur plein gré. Et puis, de toute façon, même si un traducteur A cède ses droits sur une traduction à la société B, cela n’autorise toujours pas la multinationale C à l’utiliser… On peut supposer qu’il reviendra à cette dernière de prouver qu’elle a les autorisations de tous les auteurs des textes constituant son corpus pour pouvoir les exploiter ou que tous ces textes sont libres de droits… ce qui s’avère pratiquement impossible.

Et si la chance souriait aux audacieux ?

La traduction automatique serait-elle donc illégale ? Cette question est difficile à trancher, surtout pour un simple quidam. Ilse peut que cette analyse soit complètement bancale ou étriquée d’un point de vue juridique, mais le raisonnement semble en tout cas tenir la route et la question mérite d’être posée. Si les traducteurs étaient ambitieux, ils devraient envisager sérieusement cette piste et en étudier la faisabilité, plutôt que de continuer à espérer une hypothétique protection du titre, rêve d’un autre temps qui ne deviendra sans doute jamais réalité. Et puis, à quoi bon protéger le titre d’une profession, si celle-ci venait à disparaître ? La seule véritable protection de notre avenir serait de stopper le développement de la traduction automatique. Dans cette optique, les droits d’auteur pourraient nous offrir une arme inattendue.

Et puis, quelle gloire pour les traducteurs s’ils parvenaient à faire plier les géants mondiaux de l’informatique… Parions que même les agences de traduction en seraient enchantées ! Bien sûr, il s’agit là d’un combat titanesque, qui demanderait des moyens gigantesques et beaucoup de patience, sans la moindre certitude d’obtenir gain de cause face à des adversaires aux crocs bien plus acérés. Mais si nous avions de l’ambition et de la fierté, peut-être le mènerions-nous quand même ? Juste pour l’honneur ? Peut-être… Et si, au bout du compte, nous, le petit David, nous finissions malgré tout par terrasser le géant Goliath ? Et si… Et si Alexis Tsipras devenait quand même Président de la Commission européenne en 2022 ?


- Ludovic Pierard, décembre 2016.

Cet article a été publié pour la première fois dans le n° 2016/4 du magazine Le Linguiste, la revue trimestrielle de la Chambre belge des traducteurs et interprètes, sous le titre « La traduction automatique est morte, vive la traduction ! ». Le contenu des articles n'engage que leurs auteurs. Vous souhaitez contribuer ? Envoyez-nous votre article à l'adresse linguiste@translators.be.